Sans huis clos
Mettre à jour: 05 Avril 2018
Les maisons ont des histoires à raconter. Pour les entendre, il suffit d’ouvrir la porte, d’ouvrir son cœur, d’ouvrir ses yeux. Il suffit surtout de s’arrêter pour les écouter ! Voici deux de ces histoires.

Retour aux sources

J’ai le souvenir d’une promenade à Hai Phong (Nord), en attendant d’embarquer pour le bateau de Cát Bà. Avec un ami vietnamien, nous étions remontés jusqu’au théâtre et au marché aux fleurs. Contemplant l’animation des enfants qui jouaient sur la place, j’avais eu une pensée pour mon père, qui tout enfant devait jouer au même endroit, lorsque ses parents venaient s’y détendre durant les soirées d’été. Et je me suis souvenu que sa maison natale ne devait pas être très loin de là. J’en connaissais, l’adresse, mais je n’avais jamais eu la curiosité de m’y rendre.

Ce matin-là, je propose à mon ami, Haïphonnais d’origine, de m’y guider. Quelques centaines de mètres plus loin, nous arrivons devant une petite maison de type colonial, que je reconnais d’après les photos que mon père avait pu me montrer. Je reste là, sur le trottoir en face, à l’ombre d’un immense banian, observant discrètement cette maison où mon père a poussé ses premiers cris. Je n’avais nullement l’intention de déranger les gens qui y vivent aujourd’hui, mais mon ami, d’un pas décidé, traverse la rue, et se dirige vers une bà (vieille dame), assise devant la maison, à côté d’une marmite de pho fumant et odorant. Rapide conciliabule, regards tournés vers moi, et un signe de la main pour que je traverse à mon tour. La bà m’accueille avec un grand sourire qui laisse voir ses dents teintées par le bétel, tout en hélant quelqu’un à l’intérieur de la maison. Une femme d’âge mûr apparaît. C’est la propriétaire de la maison.

En quelques mots, mon ami lui explique la raison de ma présence ici. De nouveau, un grand sourire, une invite à entrer, moi qui me confonds en excuses, qui ne veux pas déranger, la femme qui insiste… Et me voilà installé dans un fauteuil, au milieu de la salle à manger où mon père a dû faire ses premiers pas. Je n’arriverais jamais à boire le thé fumant que l’on a posé devant moi sur une table basse. Le mari, le fils aîné, la fille, la tante, la grand-mère…, c’est presque toute la famille de la propriétaire qui maintenant est installée autour de moi. Les questions fusent, directes, simples, sans curiosité malsaine. Sur chaque visage, un intérêt constant lorsque je réponds. Et toujours ce sourire, sincère, rayonnant.

Moment d’émotion intense, où des souvenirs qui, en d’autres temps, auraient pu nous éloigner les uns des autres. On m’invite à visiter le reste de la maison. Je décline. Nous devons prendre le bateau. Bonne excuse pour ne déranger plus cette famille qui me fait pénétrer dans son intimité pour me permettre de mieux connaître mon passé. Un au revoir, un échange de numéro de téléphone, une promesse de repasser la prochaine fois...

En allant vers l’embarcadère, je repense à ce jour, où dans un petit bourg de campagne, là-bas, dans mon pays natal, j’ai voulu retrouver la maison d’où été parti celui qui allait me donner une arrière grand-mère vietnamienne. Hochements de tête polis, aboiements du chien, regrets pour n’avoir pas le temps de me faire rentrer, aboiements du chien, prise de congé rapide, aboiements du chien… Je connais maintenant la différence entre hospitalité et amabilité.

Source de curiosité

Autre jour, autre lieu. Ma fille et moi enjambons le petit seuil en bois qui sert à empêcher les mauvais esprits de pénétrer dans cette vieille maison de la rue Ma Mây, à Hanoï. Nous sommes dans ce qui servait autrefois de magasin : une vaste pièce close sur trois côtés, et qui ouvre par son quatrième sur un patio à ciel ouvert, au milieu duquel trône un bassin de pierre, sculpté, dans lequel quatre grosses carpes rouges et roses dansent un sempiternel tango aquatique.

J’ai à peine le temps de m’habituer à la pénombre que ma fille est déjà au cou des gardiennes des lieux en áo dài (tenue traditionnelle des Vietnamiennes). Comme cette maison fait partie de mes visites habituelles, lorsque j’accompagne des amis dans Hanoï, nous faisons un peu partie de la famille. D’ailleurs, ce sont des Xin chào chú (Bonjour oncle) qui m’accueillent, tandis que ma fille est entraînée dans l’arrière-cour pour pratiquer un de ces jeux favoris : faire parler un mainate !

En effet, cette vénérable maison abrite, dans ce qui servait de cuisine à ciel ouvert, quelques pensionnaires à plume, dont un superbe mainate noir qui passe ses journées à regarder d’un œil rond les touristes défiler devant lui. Et ce mainate a une particularité : il sait prononcer quelques mots, notamment "Có khách", autrement dit "C’est un visiteur". Seulement, l’animal est têtu comme une bourrique, et il ne parle pas sur commande, mais seulement si l’interlocuteur lui paraît suffisamment digne d’attention. Ce qui n’est pas mon cas, semble-t-il, car je n’ai jamais pu lui extorquer la moindre… parole.

Par contre, je me demande si ma fille n’a pas été mainate dans une vie antérieure, car elle et l’oiseau s’en donnent à cœur joie, pour le plus grand plaisir des spectateurs présents. Après avoir philosophé quelque temps, l’oiseau décide de se balancer, yeux clos, sur son perchoir et l’humaine d’en faire autant sur le hamac tendu entre deux piliers en bois, en engouffrant simultanément la moitié d’un kilo de ses affreux bonbons verts…

Pendant que ma fille envahit l’arrière-cour, je promène ma solitude dans la vénérable maison, admirablement restaurée, et qui offre un aperçu saisissant de ce que pouvait être la vie d’une famille vietnamienne cossue il y a 300 ans. Si ces magnifiques meubles de bois précieux incrustés de nacre et ciselés avec art pouvaient nous raconter leur histoire, nous saurions en l’honneur de qui est érigé ce monumental autel des ancêtres, quelles histoires d’amour a connu l’imposant lit en bois, quelles confidences ont été échangées autour de tasses de thé vert, disposées sur la table de marbre, quelles joies et quels malheurs ont émaillé la vie des générations de commerçants qui ont vécu ici… Si vous passez par Hanoï, venez ici, remontez un peu le temps ! Et les sourires féminins qui vous accueilleront son éternels.

Deux maisons, deux histoires qui parlent au cœur, deux images de l’hospitalité vietnamienne.

CVN