Au début de l’année 1996, j’ai fait un tour dans quatre villages du district de Thanh Tri en banlieue de Ha Noi, dotés de traditions culturelles et se distinguant notamment par le grand nombre de lettrés qu’ils ont produits.
Bien que la culture de Dông Son (âge du bronze) reste le substrat de la culture des Viêt (ou Kinh majoritaires, 85% de la population du Vietnam), l’influence du confucianisme venu de Chine a marqué fortement cette dernière, en particulier à travers la bureaucratie mandarinale recrutée par la voie des concours triennaux. La culture populaire dont les villages sont les dépositaires s’en ressent de manière profonde.
À cet égard, la visite de quelques villages suburbains de Ha Noi dotés de traditions culturelles, et qui se distinguent notamment par le grand nombre de candidats reçus, est fort significative. C’est ainsi que nous avons décidé de faire une petite excursion, deux semaines après le Têt, dans quatre villages du district de Thanh Tri : Dai Tu, Hoàng Cung (ou Huynh Cung), Ta Thanh Oai (Tó) et Kim Lu (Lu) au sud de Ha Noi.
Le village Dai Tu
Dai Tu, à 8 km au sud de la capitale, conserve encore non loin de son entrée un vestige de la première guerre d’Indochine : un blockhaus faisant partie de la Ligne De Lattre de Tassigny. Celle-ci, construite en 1950 après la libération de la frontière chinoise par la guérilla vietnamienne, avait pour but de créer un «no man’s land» autour du delta du fleuve Rouge pour le protéger contre l’offensive Viêt Minh. Il y a belle lurette que le blockhaus de Dai Tu s’est mué en échoppe de thé où s’arrêtent les passants pour croquer un bonbon ou fumer la pipe à eau. Les villageois ont d’autre part élevé en 1994 un mémorial en l’honneur du vainqueur des Français, Hô Chi Minh, lettré nationaliste confucéen acquis aux idées marxistes. Sa statue en bois laqué or relève de la tradition sculpturale des pagodes. Il est touchant de voir la population, aux jours rituels, offrir en priant de l’encens et des fleurs à ce patriote qui a fait profession d’athéisme. Dai Tu est encore fier d’avoir donné naissance à deux Docteurs ès humanités, beaucoup de villages n’en ont aucun. Nous pouvons y visiter le temple familial du Docteur Nguyên Chinh (1562-?) lieu de méditation serti dans un charmant petit jardin.
Le village Huynh Cung
Après avoir quitté Dai Tu, nous faisons 5 km pour arriver à Hoàng Cung (ou Huynh Cung), village où le lettré Chu Van An (1292-1370) a enseigné pendant de longues années. Par un anachronisme ironique, sa stèle en pierre se trouvait encore dans un dépôt d’essence aménagé provisoirement par l’armée pendant l’escalade aérienne américaine des années 70.
Chu Van An, considéré comme le maître exemplaire, était un lettré d’une grande culture et d’une extrême droiture. Reçu Docteur ès humanités, il fut recteur de notre première université, sise dans le Temple de la Littérature à Ha Noi. Il présenta une requête pour demander l’exécution de sept mandarins corrompus. N’obtenant pas satisfaction, il donna sa démission. Il a formé de nombreux disciples dont plusieurs devaient assurer de hautes fonctions de l’État.
Nous sommes agréablement surpris de pouvoir assister à Huynh Cung à une procession en l’honneur de Chu Van An lors de la fête printanière du village. Depuis une dizaine d’années, de telles célébrations socio-religieuses renaissent à la campagne. Signe d’un retour spontané à la spiritualité après trente années de guerre.
Le village Tó
Notre troisième étape est le village Tó (Ta Thanh Oai) qui tire son titre de gloire du chiffre record de 12 Docteurs ès humanités et du rayonnement de l’illustre famille des Ngô, avec ses éminents historiens et écrivains. La figure dominante est sans doute Ngô Thi Nhâm (1746-1803) dont le destin malheureux est celui d’un intellectuel déchiré par la lutte entre les idéologies contraires, le conflit entre l’éthique et la politique. Docteur ès humanités à 30 ans, il devint ministre sous les Lê, rois fantoches sous la tutelle des seigneurs shogounaux Trinh. Trahissant le principe confucéen de la fidélité absolue à la dynastie légitime (les Lê), il se rallia au roi Quang Trung, leader du mouvement paysan des Tây Son qui défit en 1789 l’armée d’invasion chinoise occupant la capitale. Brillant stratège, diplomate, homme de lettres, commentateur du Zen, il fut soumis à une bastonnade mortelle par la dynastie victorieuse des Nguyên.
Son nom fut effacé de la stèle des Docteurs au Temple de la Littérature de Ha Noi. Aujourd’hui, on peut visiter son tombeau et son temple au village Tó. Là se trouve aussi le Temple de la Reine des Moules dont la statue est fort évocatrice. Cette belle et jeune villageoise était en train de chercher des moules dans la rivière quand elle fut aperçue par le roi Lê Hoàn (XIe siècle), qui commandait une armée marchant vers le Nord pour repousser les Chinois envahisseurs. Il s’éprit d’elle et en fit une reine de second rang.
Le village Lu
Notre dernière étape sera le village Lu (Kim Lu), à 3 km de Tó, dont le grand homme fut incontestablement Nguyên Van Siêu (1799-1872) qui y a son temple et son tombeau. La population de Ha Noi est reconnaissante envers ce lettré surnommé le «divin» à cause de l’excellence de sa prose. Car c’est lui l’architecte du Temple de la Montagne de Jade (Ngoc Son) édifié sur un îlot du lac Hoàn Kiêm (lac de l’Épée restituée).
À Lu, nous avons fait également le pèlerinage de la maison commune dédiée au culte d’un génie de la période des rois légendaires Hùng. En 1953, elle a été rasée par les troupes françaises vers la fin de la première guerre d’Indochine, en guise de représailles contre les guérilleros rassemblés là pour détruire 25 avions français de l’aérodrome Bach Mai tout proche ; 27 guérilleros y furent exécutés.
Lu abrite encore le Temple du roi Lê. Avant de monter sur le trône, ce dernier, connu sous le nom de seigneur Chua Chôm, a vécu à Lu dans la clandestinité avec sa mère qui fabriquait du côm (riz gluant pilé) pour le nourrir. Son endettement est devenu proverbial (No nhu Chua Chôm : endetté comme le Seigneur Chôm).
Notre dernière visite à Lu est réservée à la maison et au jardin d’une figure attachante, Hoàng Dao Thuy, mort en 1994 à l’âge de 98 ans. Père du scoutisme vietnamien, ce patriote a rallié la Révolution de 1945 dès les premiers jours. Colonel dans l’Armée populaire, il y a créé le Département des liaisons et communications. Comme spécialiste du Vietnam, il a laissé des études fort intéressantes sur Ha Noi.