Le dixième jour de la deuxième lune en 1994, en compagnie d’amis vietnamiens et suédois, j’ai assisté à une des fêtes printanières de village qui font le charme du delta du fleuve Rouge, prolongeant de plusieurs mois l’atmosphère d’allégresse populaire du Têt.
Fete du village de Da Hòa en 2013 (photo: duycuong)
Passé le pont Chuong Duong, notre Toyota tourne à droite et suit la digue du fleuve Rouge en aval. De Ha Noi au village de Da Hoà (district de Khoai Châu, province de Hung Yên, Nord), la distance est d’une vingtaine de kilomètres. Le dernier tronçon sillonné d’ornières nous fait goûter une véritable danse de Saint-Guy.
Les pétarades lointaines annoncent que la fête bat son plein. Les bannières carrées aux couleurs des Cinq éléments cosmiques nous accueillent. Les abords du temple de Chu Dông Tu où se serrent des tentes et des étals improvisés qui vendent victuailles et objets cultuels, sont envahis par une foule bigarrée: femmes d’un certain âge en turban et en robe jaune apportant l’encens et d’autres offrandes, jeunes filles vêtues de blanc pour la danse sacrée, vieillards à longue barbiche en costume traditionnel, petits pionniers au foulard rouge exécutant la danse des bambous ou jouant à la balançoire... La jeunesse est en jean et en T-shirt, signe des temps. Les tams-tams et les gongs résonnent.
Toute fête villageoise comprend deux parties : liturgie (lễ), réjouissances (hội) qui se mêlent souvent. Le rituel de l’eau qui a lieu après le Têt ne manque pas de pittoresque. C’est une pratique courante de nombreux villages de la plaine et de la Moyenne Région : les planteurs de riz aquatique invoquent le Ciel pour avoir assez de pluies fertilisantes. À Da Hòa, des centaines d’officiants s’amassent sur les berges du fleuve Rouge, formant une procession imposante. La foule descend dans des dizaines de grandes barques à fond plat qui gagnent le milieu du fleuve. Un vieillard choisi pour son âge respectable et pour sa vertu irréprochable se penche sur les vagues pour puiser de l’eau avec une écope laquée rouge, eau qu’il déverse dans un beau vase en porcelaine, eau employée dans les sacrifices et les ablutions de saintes statues.
Histoire d’amour entre pêcheur et princesse
J'ai mentionné le nom de Chu Dông Tu, héros d’un mythe né sans doute à l’aube de notre histoire, pendant le premier millénaire avant J.-C. Un des Quatre Immortels de la mythologie essentiellement vietnamienne, il était un pauvre pêcheur qui n avait rien pour se couvrir le corps. La princesse un jour fit amarrer sa barque sur la berge du fleuve pour prendre un bain ; en versant l’eau sur son corps, elle mit à nu le jeune homme qui s’était blotti dans le sable. Contre la volonté de son père, elle l’épousa.
Après avoir fait du commerce pour vivre, ils apprirent l’art de l’immortalité et regagnèrent le Ciel. En une nuit, leur palais terrestre se volatilisa, ne laissant plus qu’un étang baptisé Dâm Da Trach (Étang d’une nuit). Cette légende est intéressante à plusieurs niveaux. Elle prône un comportement pré-confucéen, avant l’adoption de l’éthique rigoriste chinoise : hymne de l’amour charnel, reconnaissance de l’amour libre conçu hors de l’autorité paternelle et de la séparation des castes et des classes, désobéissance au monarque Fils du Ciel.
Il y a de nombreux temples dédiés à Chu Dông Tu. Celui que nous visitons à Châu Xa est le plus important. Bâti en 1894 sur une haute étendue de terre au bord du fleuve, il occupe une superficie de 18.720 m2. Par ses dimensions, sa verdure et l’agencement des 18 toits symbolisant les 18 rois senti légendaires Hùng Vuong et les 18 ans de la princesse, il soutien la comparaison avec le Temple de la Littérature (Van Miêu) de Hanoï.
Le maître d’œuvre de ce joyau architectural fut Chu Manh Trinh (1862-1905), mandarin mais surtout lettré dilettante qui s’est distingué par ses poèmes inspirés du Truyên Kiêu (Histoire de Kiêu) du poète Nguyên Du (1766-1820).