La région Kinh Bac, la partie Nord de la capitale Thang Long (ancien nom de Ha Noi), est connue pour son quan ho - chant alterné de filles et de garçons. Cet art vocal a été connu en 2009 patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO.
Passé le pont Chuong Duong qui double le pont Doumer (aujourd’hui pont Long Biên) depuis une vingtaine d’années, nous voici dans l’ancien Kinh Bac, le fameux domaine royal des Ly (XIe-XIIIe siècles) si riche en lieux de mémoire. À une vingtaine de kilomètres au nord-est de Hanoï, des collines aux croupes gracieuses ondulent sur les rizières vertes du delta du fleuve Rouge.
Excursion à Lim, fief du quan ho
Au début de l’année 1995, le village de Lim, célèbre pour son quan ho, nous accueille au bord de la route asphaltée. Mon ami américain Dan Duffy et moi sommes invités à assister au rite «l’entaille du bois» (lê phat môc) qui inaugure les travaux de reconstruction de la maison commune brûlée par les troupes françaises en 1947, au début de la première guerre d’Indochine. Du pied de la colline, nous montons au sommet pour voir la pagode de Lim. Restaurée en partie, elle avait été transformée en 1950 en poste militaire par les Français qui l’ont détruite avant leur retrait. La cour est jonchée de grosses statues de Bouddha en bois que les artisans de Hà Tây (qui fait partie de Hanoï aujourd’hui) sont en train de tailler.
Dans un rayon de 8 à 10 km autour de Lim, nous visitons d’autres beaux temples victimes de la même guerre : la pagode Phât Tich (vestige de Bouddha) dont il ne reste plus qu’une statue d’Amitabha en pierre, des animaux hiératiques en pierre plus ou moins brisés, des stupas vétustes et une momie de bonze découverte récemment à la pagode Tram Gian (à cent compartiments) restaurée mais méconnaissable ; le temple Ly Bat Dê (des huit rois de la dynastie des Ly) dont les parties reconstituées sont impressionnantes. Cette année-là, une cinquantaine de Coréens descendants directs des rois Ly(1) ont fait le pèlerinage du dernier sanctuaire.
Revenons à Lim, foyer du quan ho pratiqué depuis les temps lointains par les paysans d’environ cinquante villages cossus couvrant une aire de 60 km². On chante le quan ho en certaines occasions : fêtes du printemps, mariages, réunions amicales...
La fête de Lim rassemble chaque année (le 13e jour du premier mois lunaire) les gens de la région pour un festival organisé sur la colline ; mais on chante aussi dans les rizières, à la lisière des bois, au bord de la route ou de la mare, sur les barques en ramant, ou dans les maisons des particuliers. Des groupes d’une dizaine de chanteurs ou de chanteuses se pavanent en plein air. Ils portent leurs plus beaux habits, les hommes dotés d’un parapluie noir, les femmes agitant coquettement leur éventail sous leur chapeau rond et plat en feuilles de latanier. Il se peut qu’un groupe féminin prenne un air déterminé et aborde un timide groupe masculin pour l’inviter à prendre des chiques de bétel. Si ce dernier accepte, le dialogue s’engage sous forme de chants.
D’autres fois, c’est le groupe masculin qui lance le défi, défi toujours courtois puisque les hommes disent «Nous les cadets», et appellent les femmes «Sœurs aînées» ; de même, les femmes disent «Nous les cadettes» et appellent les hommes «Frères aînés».
À tour de rôle, les duos de femmes entretiennent la conversation chantée avec les duos d’hommes. Il y a des formules de modestie à observer. Par exemple, si le groupe féminin est invité à chanter le premier, il déclare : «Nous n’osons pas ; vous frères aînés, vous êtes pareils à la Lune qui éclaire toute la Terre, nous les cadettes ne sommes que des lampes minuscules dans les maisons». Ce à quoi répond le groupe masculin : «Nous les cadets prions les sœurs aînées de commencer, nous vous suivrons».
Un chant modulé sur un certain air doit être répondu sur le même air, et le répertoire en compte des centaines ! Toute erreur d’interprétation entraîne un gentil rappel à l’ordre. Les partenaires peuvent réciter des chansons connues ou en créer de nouvelles sur les airs connus. Pas de musique, la voix suffit pour célébrer la joie de vivre et l’attachement au terroir, pour exprimer un marivaudage paysan tantôt allègre, tantôt nostalgique, tantôt humoristique comme cette chanson très populaire :
«À son aimé, on a donné sa veste,
Rentrée chez soi, on ment à père et mère :
Au passage du pont, le vent me l’a enlevée !...»
Pendant la joute de chants, si deux groupes (masculin et féminin) de deux villages s’entendent bien (les voix, les manières...), ils se promettront de se revoir pour leur jumelage. Le jour convenu, le groupe masculin se rend dans la famille de la responsable du groupe féminin (elle est baptisée Deuxième Sœur, tandis que les autres membres du groupe s’intitulent 3e, 4e... sœur. De même pour le groupe masculin : 2e, 3e, 4e... frère). Les deux groupes s’assoient face à face, sur deux canapés ou dans deux travées latérales. La joute lyrique dure toute la nuit, interrompue seulement par une collation. La phase finale est réservée aux chants d’au revoir dont les recommandations les plus attachantes sont : «Restez ici, amis, ne rentrez pas !» et «Ne manquez pas le prochain rendez-vous !»
Le mariage est impossible
Chose incompréhensible pour les esprits occidentaux, les hommes et les femmes de deux groupes jumelés sont plutôt liés par une affection fraternelle et artistique que par l’amour ; ils ne doivent pas se marier entre eux. Une femme devient amie intime d’un homme sans être son amante ; ils gardent pieusement le cadeau offert aux premières rencontres, elle la bague d’or, lui le fichu rose ou le peigne d’ivoire. Si l’homme marié fait une visite à une femme mariée, le mari de celle-ci obéit à l’étiquette en s’effaçant pour ne pas gêner la conversation. Il est d’usage que les enfants d’un couple d’amis mixtes se fréquentent amicalement.
Les mœurs du quan ho semblent plutôt insolites dans un pays où les traditions confucéennes interdisaient tout contact entre garçons et filles dès leur tendre enfance. Elles ne constituent pas l’apanage de Lim. Dans beaucoup de villages du Nord Vietnam, les chants alternés sont pratiqués, en général à l’occasion de la récolte d’automne. Cette coutume remonte sans doute au culte de la fécondité. Dans une certaine mesure, on pourrait la rapprocher des fêtes d’équinoxe de l’ancienne Chine étudiées par Marcel Granet : «Le rite le plus saillant en est une joute de danses et de chants, tournoi rythmique où naît l’amour entre ceux que les règles traditionnelles de la communauté prédestinèrent comme époux».