Nam Giang, une commune de la province septentrionnale de Nam Dinh, est réputée pour ses marionnettes… celles sur eau évidemment, mais surtout un type de marionnettes qui n’existe nulle part ailleurs, au Vietnam. Il s’agit de marionnettes à tête de bois - bois au sens propre - qui ne sont présentées sur scène qu’une fois par an, et uniquement dans une pagode nommée Dai Bi - la pagode de la Grande miséricorde.
Les marionnettes à tête de bois sont un art théâtral folklorique d’origine incertaine. A en croire le bonze supérieur Thich Ban Thuc qui la gère, la pagode Dai Bi aurait été construite en 1037, sous la dynastie des Ly, par un certain Tu Dao Hanh, communément appelé “le génie fondateur”. Selon la légende, Tu Dao Hanh, bonze de son état, se serait rendu jusqu’à la terre de Bouddha, en Inde, pour chercher des canons bouddhiques.
Au retour, en traversant une rivière, il a repêché un paquet flottant qui enveloppait 6 êtres malformés. Tu Dao Hanh les a ramenés à sa pagode pour les nourrir et les éduquer. C’est de là qu’est né l’art des marionnettes à tête de bois. En effet, dans la pagode Dai Bi, on célèbre le culte de 12 têtes de bois promues au rang de génies. Pourquoi 12 têtes? On vous le dira plus tard. Pour le moment, le bonze gérant Thich Ban Thuc nous dit : “La fête de la pagode a lieu le soir du réveillon, de 7h à 11h30. Les villageois viennent chanter et jouer des marionnettes, au service des génies. Je dis bien “au service des génies”, car il ne s’agit pas d’une représentation artistique à proprement parler. Quelque cinquante personnes se relayent pour chanter et manipuler les marionnettes. Elles ne rentrent qu’après que la pagode ait fait résonner sa cloche pour marquer le passage à une nouvelle journée.”
Les marionnettes de la pagode Dai Bi datent d’il y a au moins 200 ans, selon les marionnettistes villageois qui leur réservent un traitement plus que respectueux. Pour eux, ce ne sont pas des marionnettes, mais des “statues de génies”. A chaque représentation, ils doivent porter des vêtements traditionnels, brûler des bâtonnets d’encens et se prosterner devant l’autel dédié à ces statues. Ces dernières sont pour l’occasion vêtues d’une tunique qui cache au passage les mains des manipulateurs. Les principaux personnages sont 6 têtes de bois de taille similaire, couvertes de peinture traditionnelle et dont la nuque contient un manche par lequel on peut la tenir. Ces 6 têtes de bois sont divisées en 3 couples: le premier a un visage rouge, une large bouche couverte de moustache, une physionomie typique des gens braves et honnêtes; le deuxième couple de personnages a un visage de couleur rose clair, symbolisant la riziculture aquatique; le troisième et dernier couple a un visage blanc, avec un grand nez et une grande bouche, symbolisant l’abondance et la fertilité.
Ces 6 principaux personnages sont accompagnés de 6 autres, de taille plus petite: 3 masculins et 3 féminins, lesquels sont vêtus à l’ancienne et arborent un visage joyeux. Voilà pour les 12 génies-marionnettes vénérées à la pagode Dai Bi.
Côté musique, il y a un ensemble de percussions composé de deux cloches en bambou, quatre tambours de tailles différentes, deux gongs et un carillon. Aussi simples qu’ils peuvent apparaître, ces instruments accompagnent jusqu’à 26 chansons et produisent 32 mélodies aussi riches que sophistiquées, avec des paroles entièrement en vietnamien ancien. Tous les musiciens et marionnettistes sont des villageois. Ils se réunissent sans distinction d’âge ou de niveau d’instruction. Ils ne sont pas non plus rémunérés. Mais peu importe. Pour Nguyen Tien Dung, l’un de ces artistes villageois, c’est déjà un grand honneur de pouvoir se mettre au service des statues de génies : “Nous pratiquons cet art sur la base du volontariat. Nous avons même cotisé pour pouvoir organiser la représentation, dans l’espoir de préserver ce trait culturel ancien.”
La scène est des plus simples. Ce n’est qu’un rideau flottant au vent reproduisant les vagues que l’on tend entre deux poteaux, dans la salle principale de la pagode. Les uns manipulent les marionnettes, d’autres chantent, d’autres encore jouent des percussions derrière le rideau, le visage tourné vers les autels dédiés à Bouddha et au génie fondateur Tu Dao Hanh. Les statues d’ordinaire insensibles semblent devenir soudainement des êtres vivants qui communiquent au son de chansons racontant des contes anciens, lesquels portent sur les mérites des rois, sur la paix, l’éthique, l’attachement familial, l’amour... Doan Huu Song, membre de la troupe villageoise: “C’est très difficile d’apprendre une chanson servant à la représentation de marionnettes, d’autant plus que le chanteur doit entrer en harmonie avec les percussions et les danses. Le chant, la musique et la danse doivent former un tout parfait.”
Les représentations de marionnettes à la pagode Dai Bi conduisent notre âme vers un monde spirituel typiquement vietnamien, où règnent les valeurs du Vrai, du Bon et du Beau. Les chercheurs sont en train d’élaborer un dossier qu’ils soumettront au Ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme, pour un classement de ces marionnettes à têtes de bois au patrimoine culturel national.