La région Kinh Bac, partie Nord de la capitale Hanoï, s’est dotée d’une vieille culture populaire raffinée avec des mœurs, coutumes et traditions pittoresques. Elle dispose d’un nombre beaucoup plus grand d’inscriptions sur stèle, d’une grande valeur historique. L’homme de culture Huu Ngoc l’a visitée pour vous en décembre 2004.
Je dois avouer sans fausse honte que l’esprit de clocher ne me manque pas, concernant mon patelin, le Kinh Bac. Le Kinh Bac (Kinh = Capitale, Bac = Nord), qui recouvrait essentiellement les provinces actuelles de Bac Ninh et Bac Giang au nord de Hanoï, sur l’autre rive du fleuve Rouge, a été créé au XVe siècle. Berceau de la prestigieuse dynastie des Lý (1010-1225) et du bouddhisme vietnamien, cette région rizicole prospère s’est dotée d’une vieille culture populaire raffinée avec des mœurs, coutumes et traditions pittoresques.
Les inscriptions sur stèle d’époque Lê
Tout ce qui touche de loin ou de près au Kinh Bac me chatouille à l’endroit sensible. Il va sans dire que j’en sais gré à la Bibliothèque vietnamienne de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) d’avoir publié Les inscriptions sur stèle d’époque Lê du Kinh Bac de Pham Thi Thuy Vinh. Dans le Vietnam où le bambou et le bois résistent mal à l’humidité et à la chaleur tropicale ainsi qu’aux insectes, le témoignage historique de la pierre est infiniment précieux. Notre plus ancienne stèle date du VIIe siècle, au temps de la domination chinoise. L’essentiel du corpus épigraphique remonte aux XVIIe-XIXe siècles.
Les stèles du Kinh Bac traitées dans l’ouvrage de Pham Thi Thuy Vinh se situent dans la période dynastique des Lê (1428-1787). Au nombre de 1063, elles forment 18,4% du total des estampages de stèles réalisés par l’EFEO. Je relève avec plaisir parmi elles une de mon village Trí Qua (anciennement Tu Thê), datant de 1721. Pham Thi Thuy Vinh nous a présenté une recherche scientifique rigoureuse en se basant sur l’analyse de la géographie humaine, du corpus des inscriptions, de la distribution dans l’espace, de la distribution par monuments (la moitié dans les pagodes, un tiers dans les maisons communales ou đình, le reste réparti entre temples, ponts, marchés...) et dans le temps, de la composition et des aspects matériels des stèles (les rédacteurs des inscriptions, les calligraphes, les graveurs, les dimensions et décorations).
L’intérêt dominant de cette unique monographie régionale qui se rattache à la «civilisation des stèles» réside dans ses reflets de la vie villageoise des XVIIe et XVIIIe siècles, période de division du pays en deux : les rois Lê régnaient mais ne gouvernaient pas, tandis que les seigneurs shogounaux Trinh et Nguyên se partageaient le pouvoir au Nord (dont faisait partie le Kinh Bac) et au Sud.
Dans son tableau synoptique substantiel de l’ouvrage, Philippe Papin a souligné avec pertinence : «Pendant cette période, le Nord du Vietnam a connu par moments de violents bouleversements politiques et sociaux. Une tension sous-jacente a opposé l’État central, qui tentait de promouvoir une véritable politique rurale, et les campagnes qui, de leur côté, tendaient à s’organiser et se donner leurs propres règles. L’épigraphie fournit un nouveau point de vue sur ce mouvement de balancier, sur les événements, la politique de cour et la vie interne des villages. Il pourra être comparé à ce qui ressort de l’étude des autres sources».
Comparés aux anciens villages du Japon et de la Corée, ceux du Kinh Bac disposaient d’un nombre beaucoup plus grand d’inscriptions sur stèle, ce qui privilégie l’historien vietnamien dans l’étude de la vie villageoise à travers le corpus des inscriptions.
Quelques aspects des villages du Kinh Bac
La lecture épigraphique a permis à Pham Thi Thuy Vinh de faire ressortir plusieurs aspects des villages du Kinh Bac, typiques du village traditionnel vietnamien.
Construction et réfection des bâtiments cultuels : Le plus ancien đình du Kinh Bac remonte à 1585. Ce centre social, religieux et culturel du village avait été reconstruit à cette date. Il est probable que les đình, sommairement construits au XVIe siècle, n’aient connu un solide statut et une véritable floraison qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les initiateurs de la construction sont des mandarins, leurs épouses, des odalisques, ou la communauté villageoise (dons collectifs, individuels ou répartition égalitaire). Les stèles des pagodes montrent l’ancrage du bouddhisme, - évincé par le pouvoir méfiant -, dans la population et son regain au XVIIe siècle.
Construction d’ouvrages à vocation économique : Les stèles des marchés (ponts, embarcadères...) montrent le développement du commerce au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle. Nombre de marchés établis sur les terres des pagodes se libèrent de la tutelle des moines pour devenir communales.
Questions foncières et sécurité des villages : Les stèles racontent les conflits et procès entre villages sur les questions foncières, les arrangements à l’amiable, la lutte contre les bandes de scélérats, ce qui montre que le village s’organise pour devenir plus autonome.
Le village en difficulté : Les dons individuels de personnes généreuses permettent au village de s’acquitter des impôts et de diminuer le poids des corvées et travaux collectifs.
Place des femmes : Les dons susmentionnés émanent la plupart du temps des femmes, plus de simples villageoises que d’épouses de mandarin. Mortes, elles seront honorées comme «divinité secondaire», hâu thân dans la maison communale, hâu phât dans la pagode.
Organisation villageoise : Les stèles donnent des renseignements sur le giáp (association villageoise groupant les hommes par groupes d’âge, ne faisant pas de distinction entre les titres, les fonctions, les fortunes) et certaines fonctions communales peu connues.