Plus on connaît le Tây Nguyên, plus on découvre de choses mystérieuses
qui ne semblent exister que dans cette vaste contrée montagneuse du Centre,
peuplée de nombreuses ethnies minoritaires. Les montagnards Xê Dang, par
exemple, sont fiers de leur T've, une eau-de-vie qui jaillit du Long
Krê, un arbre qui ne pousse que sur les versants rocheux abrupts.
Si la commune de Dak Ro Nga, district de Dak Tô,
province de Kon Tum, est l'unique localité des hauts plateaux du Centre (Tây
Nguyên) à posséder le Long Krê, une espèce de palmier poussant sur les
versants rocheux de la montagne de Ngok Tang, les habitants d'ethnie Xê Dang
sont les seuls à savoir en retirer une eau-de-vie qu'ils appellent T've. Pas
besoin d'instrument de distillation, ni de substance chimique, ils font jaillir
le T've directement des grappes de fruits du Long Krê. Un alcool
bio dont le processus de production est jalousement gardé.
En visitant Dak Re Nga, une commune reculée au nord du Tây Nguyên, vous serez
invité à goûter du T've avec comme amuse-gueules des morceaux de viande
de gibier fumée. Par cette coutume, les Xê Dang expriment leur hospitalité.
C'est dans cette ambiance de convivialité que le vieux A Hvoi, chef du village
de Dak Dê, a reçu un jour le secret du T've, un "don du Ciel
pour les Xê Dang" selon ses termes, et promis d'amener le visiteur
chanceux à une "distillerie naturelle nichée profondément dans la
forêt".
À la découverte de la distillerie de T've
À la tête d'un groupe allant recueillir l'alcool T've, le vieux A Hvoi
ne porte sur lui qu'une machette et une hotte contenant des morceaux d'écorce
d'une plante du nom de T've. Après cinq kilomètres de sentier sinueux
reliant le village de Dak Dê au pied de la chaîne de montagne de Ngok Tang,
commence une escalade harassante vers le sommet. "C'est la 2e fois dans
ma vie que j'ai l'honneur de gravir ce mont mystérieux. Malgré la fatigue,
c'est toujours un plaisir", confie Mme Y Ngheo, qui n'a d'autre but
que de voir de ses propres yeux la récolte de ce don du Ciel. "Le Ciel
ne donnera plus d'alcool si une femme grimpe sur l'arbre pour le
recueillir", explique-t-elle. Après un kilomètre à se faufiler Ã
travers les buissons, le vieux A Hvoi s'arrête subitement devant un massif de
lô ô (grands bambous à longs entrenoeuds). Avec ses yeux d'expert, il choisi
deux tiges de la grosseur d'une jambe. Avec sa machette, il coupe quatre tuyaux
limités chacun par deux nœuds. Et de percer ensuite un bout de chaque tuyau,
pour faire une sorte de récipient. "Le T'ver gardera mieux sa saveur
dans un tuyau de lô ô que dans un récipient en plastique", revèle le
vieux.
Il faut encore un long passage difficile avant d'atteindre la "distillerie
naturelle". On s'arrête enfin, trempés de sueur, devant une falaise où se
dressent une dizaine de Long Krê colossaux. Cet arbre, de la famille des
palmiers, a besoin normalement de dix ans pour donner des fruits qui poussent
en grappes en haut du tronc. C'est le temps qu'il faut pour produire l'alcool
bio. Au moyen d'une échelle faite de grands lô ô, le vieux A Hvoi monte
juste au niveau de la grappe de fruits, en coupe les deux tiers. Du bout du
pédoncule coupé suinte alors une liquide qui, à travers un chéneau en bambou,
tombent goûte à goûte dans un des récipients de lô ô attachés au tronc.
Dans ce récipient en bambou est déposé une pièce d'écorce de T've servant
de ferment "pour rehausser encore la saveur de l'alcool", explique
A Hvoi. D'où l'appellation d'alcool T've. Le vieux sage du village
confie aussi que cette écorce est difficile à trouver, car la plante ne vit que
dans les forêts profondes du mont Ngoc Linh. L'écorce doit ensuite être séchée
longtemps sur le feu.
Euphorie et tonus qui coûtent
Un mois après, l'alcool T'ver est prêt à être consommé. Et on y vient
chaque mois en recueillir, tout en changeant de récipient.
Avec sa saveur exquise, son odeur agréable et son taux d'alcool élevé, le T've
est la boisson préférée de tous les montagnards d'ethnie Xê Dang. "Une
source d'euphorie et de tonus immanquable", selon eux. "J'ai
bu plusieurs sortes d'alcools et de bières. Mais, le T've l'emporte sur tous.
Il suffit de boire quelques verres pour chanter et danser des Xoang toute la
nuit", s'enthousiasme Y Nghi, du village de Dak Man.
Le mystère du T've est gardé, depuis belle lurette, par les habitants
des villages de Dak Man et Dak De, propriétaires d'une bonne dizaine de
distilleries naturelles. La récolte du T've a lieu de janvier à avril.
En début d'année, les villageois organisent une cérémonie rituelle dédiée au
culte du Ciel, avec comme offrandes des verres de T've et des poulets
bouillis. Réunis dans la nhà rông (maison commune sur pilotis propre au Tây
Nguyên), ils implorent la protection du Ciel et du génie du T've, pour
la santé des gens et la croissance des cultures.
Pour les montagnards d'ethnie Xê Dang, ce don du Ciel est tellement précieux
qu'ils vénèrent aussi les objets ayant trait à la fabrication du T've, tels
que la machette ou le récipient en lô ô. La tradition veut que l'on
forge soi-même la machette qui est réservée exclusivement à cet usage. "Si
cette machette est utilisée pour autre chose, le Ciel nous punira, et le Long
Krê ne donnera plus d'eau-de-vie", assure A H'voi.